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Ricerche empiriche / Empirical research

Le plurilinguisme comme ressource à l’interculturalité: une analyse d’interactions d’instruction sportive en Suisse
Plurilingualism as a resource for interculturality: an analysis of sport instruction interactions in Switzerland

Stefano Losa

Ha ottenuto il dottorato in sociologia presso l’Università di Ginevra. È professore alla Scuola universitaria professionale della Svizzera italiana (SUPSI), Dipartimento formazione e apprendimento, dove insegna la sociologia dell’educazione. I suoi ambiti di ricerca sono il plurilinguismo, l’interculturalità e le pratiche comunicative in ambito formativo e istituzionale, stefano.losa@supsi.ch.


Autore per la corrispondenza

Stefano Losa
Indirizzo e-mail:
SUPSI - Dipartimento formazione e apprendimento (DFA), Piazza S. Francesco 19, 6600 Locarno, Svizzera



Sommario

Cet article porte sur une analyse sociologique des alternances de code (plurilinguisme) dans des interactions d’instruction sportive (football) telles qu’elles se produisent dans le contexte suisse et son paysage interculturel. Caractérisées par la dimension institutionnelle et complémentaire des rôles, ces situations d’instruction sont analysées en tant que configurations sociales (Elias, 1991a), c’est-à-dire en fonction des interdépendances qui lient un entraîneur aux joueurs et vice versa. Après avoir présenté le cadre théorique d’une approche configurationnelle et la nécessité de prendre en considération plusieurs formes d’interdépendance (fonctionnelle, praxéologique et symbolique), des cas concrets sont analysés. Une telle analyse met en évidence qu’un certain usage des langues est, d’une part, une ressource que les interlocuteurs mobilisent pour construire un certain rapport de places et, d’autre part, qu’il varie en fonction des interdépendances significatives, selon qu’elles se réfèrent à la situation d’interaction globale ou aux nécessités discursives locales.

Parole chiave

interactions d’instruction; configurations socials; alternance de code.


Abstract

This article presents a sociological analysis of code-switching and bilingual speech within multilingual sport training interactions (soccer) as they occur in the Swiss context and its intercultural landscape. Involving institutional hierarchy and complementary roles, these situations of interaction are analysed as social figurations (Elias, 1991a) in which mutual forms of dependence link a coach to the players (and vice versa). After introducing the figurational approach and showing the necessity to account for several dimensions of interdependence (functional, praxeologic and symbolic), a series of empirical cases are analyzed. The study highlights that code-switching and bilingual speech are, on the one hand, resources exploited by speakers to position each other. On the other hand, they vary according to what form of interdependence is most salient — one related to an interactional context or to a local discourse activity.

Keywords

instructional interactions; social figurations; code-switching.


Introduction

Par la diversité des situations de contact linguistique qui se produisent quotidiennement sur son territoire et par la particularité de son paysage linguistique, la Suisse représente un contexte clairement plurilingue. Chaque jour, des personnes de différents horizons linguistiques sont amenées à interagir et à communiquer, dépassant ainsi leur diversité linguistique et culturelle. Ainsi, par exemple, les employés de l’administration fédérale, les habitants des municipalités situées entre régions linguistiques, les employés de sociétés multinationales, les membres d’associations opérant au niveau national ou encore les personnes qui entreprennent une migration interne en sont des exemples. En partant du postulat que «c’est en bonne partie dans et par les micro-événements langagiers quotidiens que se constitue la réalité linguistique d’une communauté» (Matthey e De Pietro, 1997, p. 146), la compréhension des relations entre les différentes communautés linguistiques, en Suisse et ailleurs, passe par l’étude des situations d’interaction et de communication spécifiques.

L’objectif de cette contribution est de proposer une analyse sociologique du plurilinguisme en usage dans des situations d’interaction qui sont marquées par la dimension ethnolinguistique entre les participants. Comme je l’expliquerai plus bas, ce seront en particulier les situations d’instruction, caractérisées par une dimension institutionnelle, qui seront prises en considération et analysées. Le plurilinguisme est ici considéré au niveau des pratiques et des stratégies d’utilisation des langues par des acteurs en interaction directe (comme par exemple, l’alternance de code). Autrement dit, la communication entre des personnes d’origines linguistiques différentes et parlant une ou plusieurs langues selon un niveau de compétence variable. Le terme plurilinguisme (ou bilinguisme) est ici défini en termes fonctionnels comme la capacité d’une personne «de passer d’une langue à l’autre dans de nombreuses situations si cela est possible ou nécessaire, même avec une compétence considérablement asymétrique» (Lüdi e Py, 2003, p. 131). Les interactions plurilingues et le rôle de la langue sont ici considérés comme des indicateurs privilégiés de la manière dont les identités linguistiques, culturelles et sociales sont mises en jeu et négociées par les interlocuteurs dans les situations de contact linguistique. Pour tenter de comprendre les dynamiques identitaires et leur action sur la communication et les pratiques plurilingues, il est nécessaire d’adopter des outils analytiques suffisamment fins pour saisir les réalités sociales dans leurs manifestations quotidiennes. En ce sens, le présent article traite également certains aspects concernant la dimension méthodologique de l’analyse des interactions plurilingues.

Les situations institutionnelles envisagées dans cet article présentent la particularité d’être des lieux de convergence de personnes en provenance des différentes régions linguistiques de Suisse. La probabilité d’échanges plurilingues y est donc très grande, souvent une obligation. De même, vu la diversité des publics, ces contextes sont traversés par des situations de plus ou moins grande asymétrie en matière de maîtrise des langues. De plus, les différents acteurs impliqués sont amenés à accomplir de manière conjointe des activités et des objectifs communs, en fonction de leurs ressources et compétences. Ils sont, en ce sens, amenés à investir des positions relationnelles complémentaires et souvent asymétriques (Linell e Luckmann, 1991, p. 44): chef/subordonné, expert/novice, enseignant/élève, etc. Comment, alors, ces acteurs mobilisent-ils les ressources langagières nécessaires pour endosser un certain rôle ou une certaine position (par exemple, hiérarchique) qu’ils sont appelés à jouer? Quelle utilisation mobilisent-ils des langues pour organiser la situation d’interaction entre les participants et pour se coordonner entre eux à propos de tâches spécifiques à accomplir? Les interactions en contexte institutionnel représentent dès lors un cadre d’observation particulièrement intéressant pour comprendre le rôle du plurilinguisme dans l’aménagement du rapport de réciprocité qui lie les acteurs les uns aux autres, en fonction de leurs propres ressources et compétences.

Plus généralement, en dépit de la grande hétérogénéité linguistique et culturelle présente dans de tels contextes, il apparaît que les échanges et en général les relations tendent à se dérouler de manière plutôt «pacifique». En ce sens, les situations d’interactions envisagées dans le présent article ne sont pas abordées sous l’angle des difficultés, des pannes ou encore des problèmes de communication dus ou attribués aux différences linguistiques et culturelles (Kecskes, 2018). Au contraire, nous délaissons ce que Kidwell (2000) définit comme un «problem approach» pour explicitement adopter un «success approach» lequel «has its aim explicating the resources that enable participants to accomplish their communicative tasks» (Kidwell, 2000, p. 18). Dès lors, la question à laquelle il s’agit de répondre, en accord avec Vickers (2004), est de savoir pourquoi les situations de rencontre qui sont traversées par la diversité sur le plan linguistique et culturel tendent finalement à se réaliser sans problèmes majeurs: «Intriguing is the fact that we live in an increasingly global and intercultural world, which means that people from different cultural backgrounds engage in communication with each other quite frequently, and many of these encounters must be relatively trouble free because tasks are accomplished, deals are made, treaties are brokered, technical problems are solved. In short, people from different cultural backgrounds engage in and succeed in negotiating». (p. 13)

Cela amène à considérer le fait que les participants doivent gérer leur diversité (qu’elle soit perçue ou manifestée) de manière réciproque et travailler ensemble pour parvenir à une définition commune de la situation dans laquelle ils sont impliqués. Une telle activité interactionnelle, que Vickers (2004, p. 21) décrit à travers la notion de «interactional accomodation», est principalement réalisée à travers toutes sortes de pratiques communicatives verbales et non verbales, y compris l’utilisation plurilingue des langues et de la négociation linguistique. En ce sens, le plurilinguisme (alternances de code, parler bilingue) représente, pour les participants à l’interaction, une ressource interactionnelle (Mondada, 2007a). Dans les pages qui suivent, le propos est donc d’analyser le rôle de l’usage des langues dans la construction de la relation sociale dans des situations plurilingues en contexte institutionnel. Le but n’est pas de me focaliser sur les activités langagières en tant que telles, mais de comprendre comment le langage, et notamment certains usages du plurilinguisme, contribuent à la construction et au maintien de la relation sociale entre des participants et à orientent, par-là, l’organisation sociale des interactions et des activités institutionnelles.

Pour ce faire, dans un premier temps, seront présentées les grandes lignes du cadre théorique configurationnel qui sert de prisme à l’analyse des interactions d’instruction plurilingues. En particulier, je montrerai comment le fait d’envisager les interactions en termes de configurations sociales amène à prendre en considération des formes et des niveaux distincts de dépendance mutuelle (interdépendance) qui incombent aux acteurs et qui induisent des rééquilibrages, ne serait-ce que passagers, des rapports de force en jeu. En ce sens, une lecture praxéologique des interdépendances sociales sera présentée. Dans un deuxième temps, il sera plus particulièrement question des interactions caractérisées, d’une part, par la relation d’instruction et, d’autre part, par la pluralité linguistique des interlocuteurs. Il s’agira de montrer comment des telles interactions tendent à se définir par des faisceaux d’interdépendances particuliers et contextuellement pertinents. Enfin, pour terminer, je proposerai l’étude de cas concrets d’interactions d’instruction plurilingues.

 

Pour une approche configurationnelle du plurilinguisme

 

Les interactions comme configurations sociales

Analyser les manifestations discursives du contact linguistique signifie comprendre quels aspects ou éléments contextuels (surtout sociaux) ont un sens pour les sujets en interaction (Gumperz, 1982). Une définition externe, «impose», des éléments contextuels saillants serait trompeuse et invalide car elle ne coïnciderait pas avec celle des interlocuteurs eux-mêmes. En effet, l’individu en interaction n’agit pas directement en fonction des déterminations environnantes mais en fonction des représentations de la situation qu’il se construit et donc en fonction des éléments et des forces en jeu qu’il considère comme significatifs. En particulier, ce sont les relations et les positions prises par les différents interlocuteurs en interaction qui véhiculent et constituent les aspects saillants de la situation (Goffman, 1987). Les interactions entre les interlocuteurs peuvent donc être considérées comme des configurations. Le terme configuration renvoie ici au sens que lui a conféré le sociologue allemand Norbert Elias, selon lequel toute interaction, quelles que soient sa taille et son ampleur, est constituée par des relations d’interdépendance mutuelle entre les sujets participants (1991a). Pour illustrer ce concept, il se réfère, entre autres, aux situations de conversation: «dans une conversation ininterrompue les questions de l’un entraînent les réponses de l’autre et vice versa, et […] chaque élément de la conversation n’est issu ni de l’un ni de l’autre des interlocuteurs pris isolément, mais naît précisément du rapport entre les deux […]» (Elias, 1991b, p. 71). Afin de démontrer à quel point les individus sont fondamentalement des êtres sociaux, c’est-à-dire dépendants les uns des autres, Elias prend comme instrument d’analyse élémentaire la série des pronoms personnels: «il n’existe pas de “je” sans “tu”, de “il” ou “elle” sans “nous, vous, ils” ou “elles”». (Elias, 1991a, p. 149). Dans son ensemble, la configuration représente donc une sorte d’ «espace interactif» (Vion, 1992) dans lequel les rôles sociaux, et donc les positions identitaires, sont constamment mis en jeu et coproduits par les interlocuteurs en interaction. L’accent mis sur le réseau de relations d’interdépendance entre les parties confère à l’approche configurationnelle une efficacité analytique particulière, permettant d’analyser non seulement les interdépendances au sein de l’interaction singulière mais de placer celle-ci dans un réseau plus large de dépendances réciproques. En fait, une configuration, comme peut l’être une conversation entre individus, est à son tour traversée par d’autres relations d’interdépendance qui touchent l’un ou l’autre (ou tous) les interlocuteurs. La métaphore du jeu utilisée à ce sujet par Elias est particulièrement illustrative: «Une configuration peut être structurée comme un jeu à l’intérieur duquel il existe une hiérarchie de plusieurs relations du type moi et lui ou nous et eux», pensons par exemple au football (Elias, 1991a, pp. 158).

Dès lors, selon une telle perspective, adopter une approche configurationnelle revient à mettre l’accent sur quatre aspects en particuliers des situations d’interaction. Premièrement, ce sont les rapports de pouvoir effectifs entre des individus qui sont placés au centre de l’analyse. Le pouvoir est ici conçu de manière relationnelle (Foucault, 1975).1 Ainsi, des sujets en interactions exercent un certain pouvoir les uns sur les autres ne serait-ce que, par exemple, par le fait de poser une question et de s’attendre à une réponse. L’idée centrale étant que le pouvoir d’une personne sur une autre n’est jamais seulement unilatéral. Même une position hiérarchique dominante est soumise, bien que selon une intensité variable, à des formes de contrainte provenant de positions subalternes. En second lieu, une approche configurationnelle amène à penser les positionnements réciproques entre des individus en interaction. C’est notamment le concept de rapports de places de Flahault (1978), repris par Vion (2000), qui permet de décrire au mieux la dimension située des positionnements identitaires. Un tel concept postule que toute action, y compris langagière, se fait à partir d’une certaine place et ne pourrait exister sans convoquer une place complémentaire corrélative. Les places peuvent être multiples et changeantes. Une situation d’interaction médiatise tout un faisceau de places (Vion, 2000) qui se réalisent à travers des rôles généraux ou transportables (Zimmerman, 1998) (comme adulte/jeune, ou encore Alémanique-Romand-Tessinois, des rôles institutionnels (entraîneur/joueurs) ou semi-institutionnels liés à l’individu en tant que personne (conciliante, séductrice, etc.) ou encore à travers des rôles occasionnels (demandeur, répondeur, conteur). En raison de la dynamique séquentielle des relations d’interdépendance, les interlocuteurs sont ainsi forcés de se positionner les uns par rapport aux autres en fonction des actions précédentes et de celles qui vont suivre. En troisième lieu, adopter une perspective configurationnelle signifie considérer l’interaction en tant que processus. Comme mentionné plus haut, l’action d’un interlocuteur est influencée par l’action précédente d’un autre interlocuteur et influencera de manière plus ou moins directe l’action suivante. En ce sens, la configuration se construit et se transforme par l’interpénétration séquentielle des actions. Chaque séquence ou échange modifie ainsi les liens d’interdépendance précédents et représente une forme de réponse ou d’équilibre momentané. En effet, d’un échange à l’autre, l’équilibre des interdépendances entre les interlocuteurs change, se transforme et engendre de nouvelles configurations. Plus une telle interpénétration des contraintes réciproques est longue et multiple, dit Elias, plus l’évolution des configurations devient imprévisible. Dans une telle perspective, les interactions et les enjeux entre les parties doivent ainsi être analysées de manière situationnelle et séquentielle. Enfin, une analyse configurationnelle oblige à prendre en considération les éléments contextuels extérieurs aux échanges face-à-face. En effet, les interactions se produisent dans le cadre de contextes sociaux ou institutionnels plus larges qui médiatisent à leur tour les contraintes spécifiques liées aux rôles et aux positions plus formelles.

Selon une telle orientation théorique, toute interaction nécessite d’être pensée comme un processus fait de négociations, plus ou moins assumées, entre des positionnements réciproques et des rapports de force corrélatifs. Négociations qui donnent aux interactions la caractéristique de configuration au sens d’Elias. C’est notamment Kerbrat-Orecchioni (2005) qui, par ailleurs, a explicitement mis en évidence les phénomènes de négociation ayant lieu dans toute situation de conversation ou plus généralement d’interaction verbale, en faisant expressément référence à Elias pour marquer la dimension d’interpénétration et d’interdépendance de l’interaction.

 

Vers une lecture praxéologique des interdépendances sociales

Une analyse configurationnelle des interactions sociales permet de dépasser notamment une vision purement fonctionnelle des interdépendances. L’accent mis sur la dimension de pouvoir permet de prendre en considération les enjeux et les contraintes qui traversent la situation d’interaction au-delà des rapports hiérarchiques ou/et institutionnels. Une telle démarche ouvre la voie à l’analyse de rapports de force effectifs. Pour ce faire, la situation d’interaction doit être observée de manière à ce que toutes les formes d’interdépendance saillantes (parfois subtiles) puissent être mises en évidence. Ainsi, une discussion entre plusieurs interlocuteurs représente une série d’alliances, de ruptures et de distinctions réciproques produisant des formes relationnelles temporaires qui n’ont pas été forcément planifiées à l’avance mais dont la direction résulte des adaptations que chaque interlocuteur à dû entreprendre en fonction des réactions et des adaptations d’autrui. Elias (1991a) lui-même distingue entre un type d’interdépendance fonctionnelle, plutôt impersonnelle, issue de la spécialisation des fonctions, et un type d’interdépendance relationnelle fondé sur les liens affectifs et personnels et se développant dans les interactions de face-à-face. Formulée différemment, cette distinction se retrouve aussi chez Watzlawick (1972) qui distingue le contenu de la communication de la relation qui s’installe entre les participants. De même chez Habermas (1981), bien que de manière plus complexe, toute interaction médiatise des enjeux objectifs (transactions de contenus), des enjeux sociaux (recherche de la légitimité sociale) et des enjeux subjectifs (sens vécu et image de soi).

A partir des enjeux qui lient de manière réciproque les participants en interaction, il est possible de distinguer les formes d’interdépendance suivantes: sociologique, praxéologique et symbolique.2

 

  1. L’interdépendance sociologique (ou fonctionnelle) concerne la spécialisation des fonctions dont fait état Elias dans ses travaux. La dimension d’interdépendance entre deux ou plus interlocuteurs est ici donnée par la complémentarité en termes de possession de certaines ressources spécialisées. Ces ressources peuvent être tantôt matérielles (possessions de biens, de savoir-faire ou de connaissances spécifiques), tantôt symboliques (légitimité sociale conférée par le statut social, par le statut hiérarchique ou institutionnel) et tantôt affectives. Un tel régime d’interdépendance met en présence des rôles sociaux avec des attentes de rôle corrélatives (Goffman, 1973). En situation d’interaction, ces rôles sociaux se déclinent par rapports de place socialement ou institutionnellement explicites qui tendent à définir d’emblée le cadre de l’interaction (Vion, 2000). Ainsi, par exemple, dans une classe d’école, les élèves sont en rapport de complémentarité avec l’enseignant en ce qui concerne la transmission de savoirs et de connaissances particulières. À son tour, l’enseignant dépend des élèves, en termes de reconnaissance effective de la part de la classe (légitimité sociale).

  2. La forme d’interdépendance praxéologique concerne les rapports réciproques situés au niveau de la gestion de la relation d’interaction elle-même. La dimension d’interdépendance est dans ce cas donnée par la nécessité d’une entente ou d’un accord, ne serait-ce que temporaire et implicite, entre les interlocuteurs quant aux normes et aux contraintes de la communication à respecter. Les parties sont contraintes à un travail de coopération (Grice, 1979) et de coordination (Clark, 1996) au niveau des échanges conversationnels et de l’organisation de l’interaction. En termes communicationnels, l’interaction peut être comprise comme une suite d’enjeux «interactionnels» émergeants et de nature diverse face auxquels les participants doivent explicitement ou implicitement se coordonner ou se positionner réciproquement afin de réussir l’échange, tel un contrat de communication (Charaudeau, 2002). La dimension praxéologique de ces enjeux, comme le suggère Filliettaz (2002; 2006), est donnée par le fait qu’ils sont finalisés à un certain contexte matériel, social et cognitif saillant. La particularité de cette forme d’interdépendance concerne la construction et la gestion du processus de communication lui-même. Comme nous le verrons plus bas, et ainsi que pour les autres formes d’interdépendance, ces activités conjointes engendrent entre les membres en interaction toute une série de positionnements respectifs (rapports de places) qui véhiculent à leur tour des rapports de pouvoir. La compréhension des interactions verbales ne peut ainsi se limiter au registre purement discursif (ou de contenu). En effet, celui-ci est lui-même, du moins en partie, influencé par d’autres enjeux (organisationnels, relationnels) qui participent à la production de formes de configuration.

  3. La forme d’interdépendance symbolique, enfin, concerne les aspects liés à la reconnaissance sociale et à l’image de soi produite ou véhiculée en situation d’interaction, notamment à travers les manifestations langagières et discursives utilisées. La dimension d’interdépendance est, dans ce cas, donnée par le jugement social positif (valorisation, reconnaissance) ou négatif (sanction sociale, formes de dépréciation) octroyé par autrui. A l’instar des travaux de Goffman (1973), en effet, tout individu en interaction tend à jouer un rôle et par là à fournir à ces interlocuteurs une certaine image de lui-même, sa face. Mais la face projetée n’est pas forcément la même que celle que les interlocuteurs voient. En d’autres termes, notre face est toujours mise en examen par autrui et nous dépendons en ce sens de son jugement. C’est bien pour cela, dit Goffman, que nous nous appliquons à développer des stratégies de sauvegarde de la face ou en tout cas de réduction des risques de menace de celle-ci.

 

Selon une analyse configurationnelle des interactions plurilingues, la compréhension des situations d’interaction passe par l’analyse conjointe des interdépendances fonctionnelles et de celles issues des enjeux liés à la situation d’interaction elle-même, incluant les liens d’interdépendance qui se réfèrent à un niveau très local, comme par exemple, celui de la gestion de la relation face-à-face et des activités de nature discursive et praxéologique. La prise en compte de divers domaines et niveaux d’interdépendance souligne la nécessité de penser l’interaction en termes d’agir interdépendant (ou agir configurationnel). En effet, si en ouverture d’interaction, chaque participant tend à attribuer au préalable une certaine finalité à la rencontre et à interpréter ou typifier la situation en fonction d’une telle attribution, d’autres enjeux émergent forcément par la suite de l’interaction en fonction des dynamiques et des liens d’interdépendance entre les participants. L’usage des langues reflète et se reflète dans ces mouvements configurationnels et il me semble nécessaire de l’analyser selon un tel cas de figure.

 

Usage des langues et positions interactionnelles

Les usages de la langue, c’est-à-dire les manifestations discursives ou linguistiques produites par les interlocuteurs in interaction, assument un rôle fondamental en tant que ressources identitaires (Labov, 1976). Les pratiques linguistiques en général peuvent être considérées comme des «actes d’identité» (Le Page e Tabouret-Keller, 1985, p. 14) «in which people reveal both their personal identity and their search for social roles» et, sur la base de ces traces identitaires, être à leur tour identifiés ou classés dans leur manière d’être ou d’agir par les autres participants à l’interaction. Dans le cas de situations plurilingues en particulier, de telles manifestations, de forme et de nature différentes, sont généralement connues sous le terme anglais codeswitching ou alternance de code. De tels phénomènes d’alternance de code linguistique (différentes recherches ont proposé des classifications typologiques et fonctionnelles des changements de langage — Auer, 1988; Gumperz, 1982; Grosjean, 1982; Myers-Scotton, 1988) représentent des vecteurs de sens et de signification qui peuvent fortement varier selon la situation d’usage. Le croisement des langues et des variétés linguistiques correspond en ce sens à un croisement de positions identitaires différentes, mises en scène dans une certaine situation, abandonnées dans une autre, etc. La raison d’un usage particulier des langues ne dépend pas seulement et nécessairement de l’origine ethnolinguistique de l’interlocuteur. Le cas échéant, cela signifierait comprendre les phénomènes de plurilinguisme selon ce que Gilroy définit comme «ethnic absolutism»: considérer l’existence de groupes ou de communautés homogènes caractérisés par l’équation une personne, une culture, une langue et aux frontières fixes et imperméables (in Blommaert, 1998). Il s’agit plutôt d’aborder le multilinguisme en termes dynamiques et relationnels, à partir du principe exprimé par Weinreich selon lequel «l’endroit où les langues entrent en contact n’est pas un lieu géographique mais bien l’individu bilingue» (in Lüdi e Py, 2003, p. 6).

Dans le cadre de ce travail, je me réfère de manière spécifique à la dimension interactionnelle des phénomènes de codeswitching et en particulier aux conduites observables d’individus plurilingues en interaction. En cohérence avec l’approche adoptée ici, les pratiques langagières plurilingues sont plutôt envisagées comme des usages ayant une utilité localement pertinente pour des acteurs en interaction, et qui mobiliseraient eux-mêmes dans et pour les dynamiques de positionnement réciproques qui émergent de la situation sociale d’interaction. En ce sens, j’envisage les phénomènes de codeswitching dans une optique séquentielle (Auer, 1995; Mondada, 2007a; 2007b), dans laquelle la parole assume un sens selon ce qui a été dit avant (et par qui) et ce qui va suivre. Je retiens ainsi la définition d’un individu plurilingue comme une personne capable «de passer d’une langue à l’autre dans de nombreuses situations si cela est possible ou nécessaire, même avec une compétence considérablement asymétrique» (Lüdi e Py, 2003, p. 131). Compris de cette manière, le plurilinguisme (alternances de code, parler bilingue) est utilisé et véhiculé par les interlocuteurs en interaction pour communiquer depuis une certaine place interactionnelle, que celle-ci soit convoquée, affirmée ou maintenue. Indexant l’une ou l’autre des positions interactionnelles, les usages des langues participent en premier chef au faire et au devenir des configurationnels d’individus en interaction. Mon propos est d’analyser le rôle de la langue dans la construction de la relation sociale. En ce sens, les langues sont des répertoires de «ressources bricolées en temps réel par les locuteurs» (Mondada, 2007a, p. 169).

 

Analyse configurationnelle des interactions d’instruction plurilingues

Données et méthodologie

Le présent article traite des usages linguistiques observés dans le cadre de trois camps d’entraînement (chacun d’une durée de 3 à 4 jours) d’une sélection nationale suisse de football (espoirs). Chaque camp réunit le staff, composé principalement par l’entraîneur, l’entraîneur assistant, l’entraîneur des gardiens et par un physiothérapeute, ainsi que d’une trentaine de joueurs entre «titulaires» et «réservistes». Sur la vingtaine de joueurs titulaires, la majorité est germanophone (Suisse alémanique comme langue maternelle), 5-6 joueurs sont francophones et 1-3 italophones. L’entraîneur ENT (la référence à l’entraîneur faite à travers les initiales ENT marque le fait qu’il s’agit — dans le cas précis — de l’analyse d’une personne observée empiriquement et non pas d’une position d’entraîneur sui generis), qui est francophone, peut parler allemand et italien et est assisté d’un assistant entraîneur francophone et germanophone.3 Partant du parler plurilingue de l’entraîneur, et en particulier de l’alternance entre les différentes langues nationales, l’observation a porté sur l’utilisation des langues de la part de l’entraîneur et des joueurs dans le cadre des activités d’instruction. De manière générale, les situations d’instruction sportive se composent de moments d’activités et exercices sur le terrain, de jeu à l’extérieur et de séances «théoriques». Dans une équipe avec une telle hétérogénéité linguistique, l’utilisation spécifique des langues nationales apparaît centrale pour la construction de la relation entre entraîneur et joueurs ainsi que pour la solidité de l’équipe. En outre, il faut considérer l’asymétrie linguistique due au fait que le degré de compétence linguistique dans l’une ou l’autre des langues présentes n’est pas réparti de manière homogène entre les membres de l’équipe.

Les données considérées dans cet article sont tirées d’une étude plus vaste portant également sur d’autres terrains et situations d’instruction plurilingue helvétiques.4 La récolte de données s’est effectuée en mobilisant l’observation ethnographique, mais aussi à travers des entretiens semi-directifs et, surtout, par le filmage des situations d’interaction verbale plurilingue. Je ferai référence ici à ces dernières données notamment. Plus en détail, le corpus de données se compose de 7 entretiens (dont un collectif avec 3 joueurs) avec des joueurs et 1 entretiens avec l’entraîneur. Il se compose également d’environ 7 heures d’interactions filmées et enregistrées. Les données d’observation (situations d’interaction plurilingues) ont été soumises à une analyse configurationnelle du discours en interaction, conforme à la définition qui en est donnée ci-dessus. Pour chacun des contextes d’étude, j’ai observé les principaux événements de communication (Kerbrat-Orecchioni e Traverso, 2004) perçus comme tels par les participants de l’interaction et nous les avons considérés comme des unités d’observation et d’analyse pour étudier le fonctionnement et l’usage des langues. Je me suis concentré, en particulier, sur les activités (Mondada, 2007a; 2007b; Rampton, 2005) et notamment les activités discursives (Kerbrat-Orecchioni e Traverso, 2004) que les participants sont amenés à exercer à l’intérieur même de l’activité plus globale (par exemple, expliquer un exercice, demander une information, etc.).

En adoptant une approche configurationnelle des interactions plurilingues, l’analyse s’appuie sur un outillage méthodologique composé et qui puise dans différentes orientations disciplinaires. En dépit de leur différence, ces courants sont suffisamment complémentaires pour être utilisés de manière conjointe et partagent une même orientation épistémologique fondée sur une approche empirique du langage et de l’interaction. À cet égard, la contribution de la sociolinguistique interactionnelle est fondamentale pour comprendre les productions langagières d’individus en interaction face à face. En particulier, Gumperz (1982) met l’accent sur la dimension contextuelle qui régit un échange, déterminée non pas par des aspects externes mais par les acteurs eux-mêmes à travers des indices de contextualisation. Une telle notion rend compte de comment les participants à une interaction se signalent mutuellement leur manière d’interpréter et comprendre l’interaction en cours. C’est en faisant appel à une telle approche que des auteurs comme Rampton (1995) et Heller (2002) ont analysé l’identité et les pratiques linguistiques de groupes sociaux en contexte plurilingue (i.e. des jeunes adolescents, des francophones et anglophones dans une brasserie de Montréal). Leurs analyses ont permis de montrer la relation qui existe entre les façons de parler et d’utiliser les différentes langues (par l’alternance de code et le «crossing») et les façons de revendiquer une certaine appartenance ethnique et culturelle. En ce sens, une telle approche ethnographique de la communication permet de rendre compte du contexte institutionnel et de la manière dont il est rendu plus ou moins saillant par les acteurs dans la situation de communication. Pour décrire en détail la façon dont les acteurs façonnent leur relation et négocient une compréhension commune du contexte d’interaction local dans lequel ils s’engagent, la microsociologie de Goffman se révèlent également un outil analytique efficace. En détail, deux concepts revêtent une importance particulière. Premièrement, les notions de face et de ménagement des faces ou figuration (Goffman, 1973; 1987) mettent en évidence l’importance de la reconnaissance symbolique que les participants s’accordent mutuellement et sur la base de laquelle ils construisent leur légitimité contextuelle. En effet, selon Goffman, les participants à une situation d’interaction tendent à afficher une image de soi positive et travaillent en permanence à orienter l’impression de soi qu’ils produisent auprès des autres participants. Deuxièmement, la notion de cadre de participation (participation framework) (Goffman, 1991) met en évidence l’idée que les individus ont tendance à s’appuyer sur des représentations et des images ordinaires pour interpréter et donner un sens à la réalité sociale en cours et par conséquent adapter leur comportement. Néanmoins, de tels cadres sociaux ne sont ni fixes ni partagés socialement, mais doivent être négociés localement et réalisés entre les participants afin de parvenir à une interprétation commune de la situation et d’éviter les malentendus. Enfin, l’analyse des interactions d’instruction plurilingues a eu recours à des outils issus de la linguistique interactionnelle. En ce sens, les pratiques langagières en général et plurilingues en particulier sont considérées comme des ressources interactionnelles (Mondada, 2007b; Filliettaz, 2006; Filliettaz, de Saint-Georges e Duc, 2008), Une telle perspective permet de comprendre comment la parole et l’utilisation du langage transmettent des significations qui sont nécessairement situées et émergentes, et qui façonnent le processus d’interaction en cours.

 

L e cas des interactions d’instruction en contexte d’entrainement sportif

Dans les pays occidentaux, la figure de l’entraîneur sportif a connu, au cours des dernières décennies, une profonde mutation vers la professionnalisation (Barbusse, 2006). Le rôle de l’entraîneur ne se limite plus à la préparation, à la production et au suivi de la performance strictement physique, technique et tactique des athlètes. En plus de l’entraînement sportif, l’entraîneur doit également gérer le «facteur humain» et donc assumer sa nature profondément communicative (Cassidy, Jones e Potrac, 2004; Jones, 2006). Par conséquent, la qualité de l’interaction et de la relation avec les athlètes apparaît comme une variable de plus en plus décisive de la fonction d’entraînement et son efficacité. L’entraîneur est donc appelé à jouer une multitude de rôles, du préparateur physique au compagnon expérimenté, en passant par la figure de mentor (coach) à celle de guide du collectif et de ressource morale pour l’athlète pris singulièrement.

En Suisse, le processus de professionnalisation de l’accompagnement sportif a permis de développer et de renforcer la formation des entraîneurs. En ce qui concerne le football en particulier, depuis 1995, l’Association Suisse de Football (ASF), l’organisation faîtière qui regroupe les associations de football au niveau régional et national, a mis en place une équipe d’entraîneurs professionnels chargée de recruter des jeunes joueurs prometteurs en provenance des différentes régions linguistiques. L’objectif spécifique d’une telle professionnalisation est d’apporter une contribution significative à la progression des jeunes joueurs, tant sur le plan physique et technique qu’au niveau de leurs relations et de leurs mentalités. L’interaction directe avec les jeunes joueurs joue donc un rôle central et fait de la communication (sur le terrain et en dehors) l’élément clé du travail de l’entraîneur. La relation entre entraîneur et joueurs est marquée par la complémentarité hiérarchique. Or, si l’entraîneur semble détenir une position de force importante, s’il occupe une place centrale d’un point de vue technique (forme et contenu des entraînements), organisationnel (fonctionnement des camps) et relationnel (relation institutionnelle avec les joueurs et les membres du staff), il n’est pas le maître absolu. Comme l’enquête de terrain et l’analyse des pratiques langagières ont permis de le vérifier, l’entraîneur s’inscrit également dans une relation de dépendance vis-à-vis des joueurs. En particulier, il dépend des joueurs sur plusieurs aspects. Premièrement, en ce qui concerne la centralité de sa position d’entraîneur: il est dans la position difficile de devoir gagner le respect voire la reconnaissance de la part des joueurs afin que son statut et son autorité soient validés, respectés et confirmés. Deuxièmement, en ce qui concerne l’obtention des performances agonistiques (gagner des compétitions) ainsi que l’engagement dans l’équipe (motivation, discipline), l’entraîneur doit constamment veiller à maintenir le haut niveau d’attention des joueurs (présence, motivation). Pratiquement, cela signifie que l’entraîneur ne peut pas prétendre à la seule casquette de préparateur technico-tactique et physique, mais qu’il doit également développer des compétences pédagogiques, sociales et managériales. Dans cette optique, comme je le montrerai plus loin, l’usage des langues est évidemment central.

Dans le contexte spécifique de la sélection nationale de football des espoirs considérée ici, les stratégies pédagogiques et de communication adoptées au sein de l’équipe, et en particulier par l’entraîneur, revêtent une importance supplémentaire si l’on considère le degré élevé de diversité linguistique (et culturelle) des joueurs. Entraîner une équipe plurilingue et multiculturelle signifie prendre en compte la diversité linguistique et communicative des joueurs. Cette adaptation oblige le personnel technique et en particulier l’entraîneur à adopter des modes d’expression et d’utilisation de la langue et des langues qui permettent une communication efficace. Les observations empiriques sur le terrain d’étude, mettent en évidence l’impressionnant travail de manipulation linguistique produit par l’entraîneur, à travers l’alternance du code et le choix situé de s’exprimer avec une certaine langue plutôt qu’une autre en fonction de la situation communicative et des interlocuteurs en présence.

Une telle activité linguistique doit être considérée et comprise dans le contexte institutionnel spécifique de l’équipe de football étudiée. Par le biais de moments d’instruction, d’explication, de commentaires, de conseils, d’ordres ou encore d’incitations, la langue est partie intégrante de presque toutes les activités qui constituent les camps d’entraînement que cela soit dans les moments théoriques, les réunions d’information, les situations de débriefing, les explications et consignes concernant les exercices ou encore dans les vestiaires avant un match. La langue occupe clairement une part considérable du travail de l’entraîneur pour ce qui concerne la transmission de l’information et des connaissances spécifiques. De plus, la langue et plus particulièrement la compétence communicative qui consiste à utiliser les langues d’une manière appropriée en fonction de la composition plurilingue de l’équipe, représentent le moyen privilégié par lequel le coach peut construire la reconnaissance et la légitimité de son rôle. En effet, lorsqu’il est appelé à prendre des positions complémentaires oscillant entre l’exercice de son autorité, la démonstration de ses compétences et le soutien moral, l’entraîneur doit faire un usage approprié de l’expression orale et du langage en général. Ceci pour permettre, par exemple, le marquage de la distance hiérarchique avec les joueurs ou pour les convaincre et les motiver à s’engager dans une activité.

Dès lors, face à de tels enjeux, quel rôle les langues et le langage jouent-ils dans la construction de la position de l’entraîneur compte tenu de l’environnement plurilingue? Comment contribuent-ils à la légitimité de sa position dans les situations d’interaction face à face? Dans les pages suivantes, trois situations d’interaction d’instruction sont analysées dans une perspective d’analyse configurationnelle. Elles permettent de mettre en évidence comment un certain usage des langues contribue à la mise en place de la relation entre entraîneur et joueurs en fonction des liens d’interdépendances en vigueur.

 

Assumer un rôle institutionnel

Si le statut d’entraîneur représente une position sociale prestigieuse et confère du pouvoir au sein de l’équipe, il n’est pas pour autant exempt d’obligations. Travailler dans une institution qui opère au niveau national dans un pays officiellement plurilingue signifie qu’un certain nombre d’attentes doivent être satisfaites. En premier lieu, la prise en compte de la diversité linguistique des joueurs et du rapport de force entre les régions linguistiques qui en découle. Le langage et l’usage des langues produit par l’entraîneur ENT apparaît comme clairement orienté par un tel souci qu’il est possible de qualifier de professionnalisme; souci qui s’inscrit dans une forme de dépendance vis-à-vis des joueurs en termes de reconnaissance de la légitimité de la position institutionnelle. L’analyse des données met en évidence trois aspects langagiers révélateurs de la position de l’entraîneur dans la configuration de l’équipe. Le premier aspect concerne le fait que quand ENT s’adresse à l’ensemble des joueurs, la langue la plus utilisée en termes de volume de mots et en termes de contenu sémantique est l’allemand. En effet, malgré les alternances codiques, ENT, de manière générale, tend à adopter l’allemand comme langue de référence pour s’adresser collectivement aux joueurs (souvent spatialement organisés en situation de classe, face à l’entraîneur). D’une part, un tel choix linguistique traduit des enjeux pragmatiques pour que le plus grand nombre de joueurs comprennent les propos (la majorité des joueurs étant germanophones). D’autre part, étant donné la position de centralité institutionnelle de l’entraîneur de même que sa position de francophone face à une équipe majoritairement germanophone, le choix de l’allemand comme langue de référence semble représenter, référence faite à Bourdieu (1979; 1982), une forme de bonne volonté institutionnelle. Par cette pratique, l’entraîneur manifeste la légitimité de sa position institutionnelle centrale malgré le fait qu’il est francophone dans une équipe de germanophones.

Le deuxième aspect concerne l’usage fréquent de l’alternance de codes. L’entraîneur ENT alterne de manière récurrente et massive l’allemand et le français (parfois l’italien). Presque chaque phrase en allemand est suivie d’une traduction, le plus souvent en français (en termes de fréquence), parfois en français et en italien. A noter que la partie traduite ne correspond pas toujours exactement à la partie exprimée premièrement en allemand. Il s’agit plutôt d’une traduction minimale portant sur la partie conclusive de la phrase en allemand et/ou sur des termes clés devant permettre une compréhension d’ensemble et/ou encore ayant une fonction de spécification du contenu déjà exprimé en allemand. Conformément aux attentes liées au rôle d’entraîneur d’une équipe nationale d’un pays plurilingue, une telle pratique lui permet de prendre en compte la pluralité linguistique des joueurs.

Enfin, un troisième aspect révélateur de la tension quant à la légitimité de rôle de la part de l’entraîneur ENT concerne une utilisation rhétorique des trois langues (allemand, français, italien). En effet, il a été possible d’observer que l’entraîneur a ponctuellement recours à un usage particulier de la juxtaposition des trois langues. Une telle utilisation se manifeste notamment lors des questions rituelles adressées aux joueurs quant à leur compréhension de ce qui vient d’être énoncé.

 

Exemple 1:5

((Comme dans une situation de classe (salle de théorie), l’entraîneur debout face aux joueurs (assis) donne des explications tactiques et des consignes de jeu à l’aide d’un tableau reproduisant des «joueurs» (mobiles) sur un terrain. Vers la fin, après avoir répondu à la question d’un joueur, ENT s’adresse de nouveau à tous les joueurs avant de lancer la vidéo d’une situation de jeu))

1) ENT                    (…) (3) (ton plus haut:) okay hein sie schauen die-die stehen bälle (.) [ok hein vous regardez les balles arrêtées] ((se dirige vers l’installation vidéo)) ist gut/ (1) keine andere fragen/ [c’est bien/ (1) pas d’autres questions/] ((se tourne vers les joueurs)) (1) pas de questions/ ((se retourne vers l’installation vidéo pour des réglages et regarde ensuite vers l’écran vidéo qui déscend)) tutto è chiaro/ [est-ce que tout est clair/((débloque l’écran qui s’était coincé et qui continue de descendre)) (6) wir schliessen mit he: (1) mit die bild [nous terminons avec he: (1) avec les images] ((met en marche la vidéo)) (…)

 

Comme il apparaît dans cet exemple (1), l’utilisation ponctuelle de l’interrogation dans les trois langues se produit généralement dans des situations de théorie devant l’ensemble des joueurs (dans une proxémique de classe), et le plus souvent au moment de clore une activité d’explication ou de démonstration. De plus, en raison du caractère séquentiel et juxtaposé des trois langues ainsi que de la non-réponse de la part des joueurs, il est possible d’avancer que l’utilité d’une telle formule d’interrogation semble moins remplir des fonctionnalités référentielles que symboliques, permettant notamment de rendre manifeste la prise en compte de la pluralité linguistique des joueurs.

En en ce sens, il s’agirait moins d’une insécurité linguistique que d’une forme d’insécurité institutionnelle dictée par les rapports de force linguistiques (Bourdieu 1984) qui, plus généralement, mettent en scène une majorité alémanique face à des minorités latines. Le recours à ce style langagier d’utilisation des langues (et notamment de l’allemand comme langue de référence) permettrait à l’entraîneur ENT de gérer sa position institutionnelle en termes de légitimité, par la mise en avant d’une volonté de prise en compte pratique et interactionnelle de la majorité linguistique, tout en considérant aussi les autres interlocuteurs linguistiques via des alternances ponctuelles.

 

Faire preuve d’assurance et de clarté

Le choix de l’allemand comme langue principale de communication avec l’équipe conduit l’entraîneur ENT à adopter des pratiques linguistiques particulières qui lui permettent de contourner des difficultés linguistiques éventuelles. C’est dès lors dans de telles circonstances que l’usage des ressources plurilingues prend toute sa signification en ce qui concerne le travail de légitimation de la position institutionnelle d’entraîneur national. Ce besoin se manifeste surtout lors des moments d’explication ou d’instruction ou lorsque l’entraîneur s’exprime à partir d’une position d’instructeur-expert. Par conséquent, les joueurs s’attendent à ce que le discours soit clair. Cela signifie que l’entraîneur est en quelque sorte tenu d’être une autorité et d’être à la hauteur de son rôle. Il est donc appelé à dissimuler toute gêne linguistique (exolinguisme) qu’il pourrait avoir en allemand. En même temps, il doit également être capable d’anticiper les éventuelles difficultés linguistiques des joueurs non germanophones.

La relation d’instruction se compose de pratiques qui relèvent à la fois de l’enseignement et du commandement. De l’enseignement, parce que l’entraîneur est amené à fournir un certain nombre d’explications concernant des connaissances théoriques ou certains contenus spécifiques, ou visant à augmenter la clarté des propos en vue de la compréhension effective de la part des joueurs. Du commandement, parce que l’entraîneur est censé organiser et animer un groupe de joueurs et qu’il est donc tenu de donner des directives et des consignes concernant les activités à faire et à suivre, et d’assigner un certain nombre de tâches aux membres de l’équipe afin qu’ils accomplissent les différentes activités inhérentes à l’entraînement sportif. Les activités (notamment discursives) qui se produisent dans un tel cadre relationnel mobilisent des finalités orientées vers l’accomplissement praxéologique de certaines tâches précises. Les enjeux et les interdépendances entre entraîneur et joueurs sont en ce sens plutôt liés à la «bonne» compréhension des propos et des consignes énoncées. En ce sens, pour que les joueurs coopèrent à l’accomplissement des différentes directives et intègrent de facto les transmissions d’information, les attentes portent sur les compétences langagières et discursives de l’entraîneur. Dans un tel contexte, en raison notamment du volume de paroles plutôt unidirectionnel de la part de ENT, mais surtout en raison de son recours à l’allemand comme langue de référence, les compétences plurilingues acquièrent une place importante; et ce, d’autant plus que l’asymétrie linguistique est généralisée, du côté de l’entraîneur mais aussi des joueurs.

L’analyse permet de mettre en évidence toute une série de pratiques langagières situées (en particulier plurilingues) employées par l’entraîneur ENT pour faire face à d’éventuelles conditions d’exolinguisme (gêne linguistique). Parmi de telles pratiques ou stratégies langagières, il y a celle que j’appelle ici des contournements. Les contournements consistent en des formes d’utilisation des codes linguistiques qui permettent au locuteur de contourner une difficulté linguistique de sorte que le processus énonciatif et le flux de paroles ne soient pas bloqués ou interrompus. Selon les activités discursives dans lesquelles se trouve l’entraîneur ENT, nous avons observé plusieurs formes de contournement.

Premièrement, le contournement auto-exolingue. Il se produit indirectement pour ne pas interrompre le processus verbal en cours; le recours à l’auto-facilitation intervient alors pour amener davantage de clarté et donc par souci affiché de compréhension vis-à-vis des joueurs.

 

Exemple 2: ((Cet extrait reproduit une situation de «théorie» en salle de classe. Face aux joueurs assis sur leur banc, l’entraîneur (ENT) est engagé dans une explication sur les aspects importants que les joueurs doivent considérer quant à la dimension de la performance sportive))

1) ENT                    (…) welche punkt (.) entscheidet meine leistung wir sprechen nicht auf drei punkt (.) einige wollen immer siegen (1) wir sch-aber besser wir sind leistungsfähig [(…) quel aspect (.) est décisif pour ma performance nous ne parlons pas de trois aspects (.) certains veulent toujours gagner (1) nous on reg-mais encore mieux nous sommes efficaces] (.) on parle tous de la victoire/ pour nous c’est des facteurs de performance (1) und wir fixieren auf diese faktor [et nous nous concentrons sur ce facteur] on va se fixer sur ces facteurs de performance (…)

 

Dans l’exemple (2), ENT est en train de produire une explication concernant la différence entre performance et victoire, cette dernière étant le résultat d’une performance qui doit être préparée sur la base d’un certain nombre de facteurs. ENT endosse ici une position d’expertise théorique sur les présupposés de la réussite sportive. Il est intéressant de remarquer qu’une fois énoncé le noyau discursif en allemand, le décalage entre le fait de gagner un match (siegen) et le fait d’être performants (leistungsfähig) est réitéré en français (on parle tous de la victoire/ pour nous c’est des facteurs de performance) de manière fluide. Or, l’hypothèse avancée ici d’une alternance codique visant à amener davantage de clarté aux propos émerge précisément du caractère quelque peu inachevé et hésitant de l’explication d’ENT. En effet, en posant le premier jalon ((.) einige wollen immer siegen (1)), ENT semble entamer une phase explicative se construisant par paliers successifs. Explication qui est écourtée en raison de la condition exolingue (micro-ratage: wir sch-aber besser…) qui semble se manifester. ENT abrège ainsi son explication en passant directement à l’énonciation du noyau de la question (-aber besser wir sind leistungsfähig), c’est-à-dire sur l’importance de la performance comme causalité de la victoire. La reformulation en français permet alors à ENT de «polir», pour ainsi dire, l’explication avancée préalablement en allemand. L’alternance conclusive (und wir fixieren auf diese faktor on va se fixer sur ces facteurs de performance) remplit ici une fonction réitérative de soulignement des propos (voir plus bas).

Si une telle forme de contournement permet une clarification des propos vis-à-vis du public interlocuteur (les joueurs), elle se manifeste d’abord à cause de l’exolinguisme manifésté (wir sch-aber besser) de l’entraîneur lui-même.

Une deuxième forme de contournement, qui apparaît dans le parler de l’entraîneur, se produit par anticipation de l’exolinguisme cette fois-ci d’une partie des joueurs (le plus souvent des non-germanophones); il s’agit d’un contournement hétéro-exolingue. Plus fréquent dans des activités d’explications de consignes (mais aussi dans les explications théoriques ou autres formes argumentatives), cette forme de contournement consiste à paraphraser des termes ou concepts (phrases) en français et parfois en italien dans une explication construite principalement en allemand.

 

Exemple 3: ((L’extrait porte sur la fin d’une après-midi d’entraînement sur le terrain de foot. Après avoir réuni les joueurs autour de lui, ENT fait un débriefing évaluatif quant à la qualité technique du jeu de l’équipe et donne en ce sens des instructions à l’ensemble des joueurs))

1) ENT                    (…) und nicht/ ja wir denken sofort (.) wir machen eins-eins NICHTS GEDULD [(…) et non pas/ on pense tout de suite (.) on va faire un à un RIEN PATIENCE] (.) hein/ la patience pazienza rimaniamo la:: organizzazione a-apposto [patience on garde notre organisation] (.) hein/ ((regarde par terre)) jouez si::mple encore ((adresse un regard aux joueurs)) vous voulez beaucoup sie wollen viel es ist gut/ mais es ist zu hektisch [vous voulez beaucoup c’est bien/ mais c’est trop nerveux] c’est trop nerveux dans le jeu wir verlieren zu viele bälle [on perd trop de ballons] ((déploie les bras de côté en signe de resignation)) platz ist schwierig okay (.) aber (…) [le terrain est difficile ok (.) mais (…)]

 

Dans cet exemple, l’anticipation de l’exolinguisme d’une partie au moins des joueurs (vraisemblablement les non-germanophones vu que la langue principale utilisée par ENT est l’allemand) se manifeste par les alternances codiques traductives. Ces traductions sont de nature ponctuelle et visent un ou plusieurs termes spécifiques (geduld, hektisch): il ne s’agit donc pas de reformulations du sens d’un propos ou d’un discours, ce qui pourrait indiquer au contraire que la reformulation aurait prioritairement une fonction de clarification de ses propos en raison de son propre exolinguisme. Non, ici l’alternance traductive fonctionne comme une facilitation envers les joueurs non germanophones qui peut-être et très probablement ne connaissent pas la traduction des termes en question. Premièrement, en effet, ENT traduit en français et ensuite en italien un terme spécifique: Geduld (patience). Il s’agit d’une traduction qui vise clairement les joueurs francophones et les joueurs italophones. Par ailleurs, ce terme est traduit en français avec un article défini (la patience) qui renvoie au sens général d’une telle aptitude. Comme si la traduction répondait implicitement à la question: comment dit-on geduld en français respectivement en italien? Après la consigne de rester patient dans les situations de jeu, ENT soulève un autre point: le jeu trop nerveux et la perte de balles qui s’ensuit. Dans ce cas, le démarrage en français (jouez si::mple encore), ENT s’adresse de nouveau à tous les joueurs, il regarde vers les joueurs et passe à l’allemand (vous voulez beaucoup sie wollen viel) et poursuit l’énonciation (appréciation) en allemand (es ist gut/ mais es ist zu hektisch). Comme dans l’énonciation précédente, ENT traduit ensuite en français le terme spécifique: hektisch (frénétique, excité). Ce terme est plutôt rare dans le langage commun, ce qui justifie a fortiori une traduction, notamment pour les non-germanophones. A noter que dans cette circonstance de débriefing qui clôt une après-midi d’entraînement sur le terrain de jeu, ENT est engagé dans un rapport de place d’évaluation. Il fournit aux joueurs un feed-back concernant leur manière de jouer et donne en même temps des consignes et des instructions de nature plutôt pratique. D’où l’importance d’une traduction pour que les propos soient rapidement compris et, si possible, mis aussitôt en pratique. En ce qui concerne les autres moments d’alternance (par exemple, rimaniamo la: organizzazione a-apposto; vous voulez beaucoup sie wollen viel es ist gut/), ils ont ici également une fonction plus indirecte d’hétéro-facilitation que d’interlocution linguistique.

A noter, grâce à l’analyse empirique, que c’est précisément dans ces circonstances que le plurilinguisme révèle tout son potentiel communicatif et apparaît comme une micro ressource fondamentale au service de l’entraîneur pour ce qui concerne la gestion de son image et de sa légitimité auprès des acteurs.

 

Faire preuve d’empathie et de sensibilité professionnelle

L’analyse des données permet également de montrer que l’instruction sportive se caractérise par la promotion, auprès des joueurs, d’un certain rapport au monde de la compétition sportive et donc à celui du football d’élite. Une telle tâche d’éveil et de prise de conscience quant aux conditions de promotion de ses propres performances en tant que joueur passe par des moments communicationnels particuliers au sein desquels la dimension langagière revêt un rôle central.

Dans le contexte des situations d’instruction sportive analysées, ces activités discursives engendrent des relations interactionnelles spécifiques selon lesquelles l’entraîneur ENT investit la position ou l’identité située de celui qui oriente et responsabilise. En ce sens, le cadre interactif saillant est celui qui met en relation la position d’entraîneur-éducateur (coach) avec celle de «jeunes joueurs». Si ce rapport de places praxéologique ne calque pas directement la relation autoritaire inhérente à la position institutionnelle d’entraîneur, il engage pourtant ENT dans une forme de dépendance vis-à-vis des joueurs en termes de légitimation. En effet, si depuis sa position de coach il est amené à sensibiliser et à responsabiliser les joueurs quant à leur engagement et à leur sérieux dans l’activité sportive et la compétition, il doit avant tout réussir à établir un rapport de confiance avec les joueurs (ou en tout cas une partie d’entre eux). En d’autres termes, s’il veut arriver au moins à éveiller leur attention, et ainsi à les stimuler, à les motiver et à les convaincre des bénéfices de telle ou telle orientation, il est amené à se faire reconnaître et à se faire respecter dans sa position de coach.

À ce propos, les caractéristiques du fonctionnement de l’instruction sportive menée par l’entraîneur (ENT) qui apparaissent à l’observation et à l’analyse du matériel empirique, ce sont les différents modes d’intervention sur la sémantique des propos et des discours à travers un certain usage des langues en tant que ressources discursives. Or, de Gumperz (1982) à Auer (1995), en passant par Grosjean (1982), pour n’en citer que quelques-uns, un nombre important d’auteurs ayant étudié le phénomène de l’alternance des codes ont montré l’impact que peut avoir une certaine utilisation séquentielle des langues et des variétés linguistiques en termes de fonctionnalité discursive, comme par exemple la réitération. Dans la production discursive de l’entraîneur (ENT), la réitération est particulièrement présente. Mise en évidence notamment par Gumperz (1982), la réitération participe à une modélisation sémantique du discours. En ce sens, l’alternance de codes représente un indice de contextualisation, qui, sous la forme de la réitération, met en avant un certain rapport de place entre ENT et les joueurs. Un tel usage plurilingue local tend à produire une certaine tension discursive par l’emploi des différentes langues, d’une manière qui dépasse les fonctionnalités strictes de clarification des propos et de traduction des contenus aux différents interlocuteurs linguistiques. L’intervention sur les discours à travers une telle utilisation réitérative des langues se manifeste avant tout par des formes de mise en évidence des propos par des répétitions et des paraphrases dans l’autre langue (en allemand ou en français, parfois aussi en italien).

Comme il apparait dans l’exemple ci-dessous, ces réitérations sont utilisées par l’entraîneur de manières multiples. Une modalité en particulier consiste en des réitérations qui permettent non seulement de marquer le contenu d’un propos, mais de le faire en sollicitant plus directement l’attention des destinataires du propos. De telles alternances de codes tendent à porter en soi une certaine potentialité perlocutoire (Austin, 1970), c’est-à-dire qu’ils visent plus ou moins explicitement à produire un certain effet sur les destinataires.

 

Exemple 4: ((La situation dont rend compte cet extrait est celle de la théorie en salle. Le discours de ENT vise à rendre attentif les joueurs au moment crucial où ils se trouvent en ce qui concerne le développement d’une carrière sportive et professionnelle))

1) ENT                    sie haben das schlüssel [vous avez la clé] vous avez la clé (1) wollen sie entwickeln/ [vous voulez vous développer/] vous voulez grandir/ sie wollen (.) die beste karte haben im hand ((soulève la main gauche et montre sa paume)) für ihre carrière/ oder okay (.) wir spielen für (1) plauschfussball wurst und bier am zehn uhr am sonntag (.) [vous voulez (.) avoir la meilleure carte en main ((soulève la main gauche et montre sa paume)) pour votre carrière/ ou ok (.) on joue pour (1) s’amuser saucisse et bière à dix heures le dimanche (.)] pour la bière et pour la saucisse (1) hein/

 

Dans ce cas, l’usage réitératif des langues émerge dans une situation communicationnelle au cours de laquelle l’entraîneur est engagé dans une activité d’avertissement. Il occupe en ce sens une position de guide moral qui rend attentif les joueurs au fait qu’ils traversent une phase de vie décisive pour leur carrière de sportif professionnel. Pour ce faire, il est intéressant de remarquer que l’usage des alternances de l’allemand et du français produites par ENT fait intervenir un certain nombre d’aspects de captation de l’attention. Ainsi, dans un premier temps, l’usage de l’alternance se produit sur une partie discursive construite selon une structure par slogans (sie haben das schlüssel vous avez la clé (1) wollen sie entwickeln/ vous voulez grandir/). Un tel usage permet non seulement d’attirer l’attention par l’aspect contrastif de l’alternance en soi mais, de plus, intervenant précisément sur une telle construction discursive, cet usage semble également mettre l’emphase sur la dimension de choix et de responsabilisation individuels. ENT marque ainsi le fait que «la balle est dans votre camp», à savoir celui des joueurs. De même, l’alternance codique qui se produit dans un second temps semble ne pas intervenir au hasard. Au contraire, elle porte spécifiquement sur un aspect imagé (wurst und bier, pour la bière et pour la saucisse), ce qui en renforce la dimension réitérative. Par ailleurs, il faut noter la fonction avant tout emphatique (et non pas traductive) de l’alternance, qui se manifeste également par la reformulation simplifiée de l’énoncé précédemment exprimé en allemand (wir spielen für (1) plauschfussball wurst und bier am zehn uhr am sonntag (.) pour la bière et pour la saucisse). De par la dimension de captation et de marquage perlocutoire, ces éléments langagiers et linguistiques contribuent ainsi à un certain travail relationnel de ENT, de nature éducative notamment et permettent d’affirmer la position d’accompagnateur et de guide moral que le coach est autorisé à prendre face à des joueurs d’âge critique.

 

Conclusion

En conclusion, cet article vise à mettre en lumière la réalité complexe que représentent les situations de contact linguistique. La compréhension de la façon dont se construisent la communication et les relations entre les communautés et les personnes ayant des langues (et des cultures) différentes est indissociable de la compréhension des situations réelles et quotidiennes d’interaction. Plus généralement, une approche configurationnelle permet de mettre en évidence le fait que l’alternance de code, ainsi qu’un certain usage des langues en général, tendent effectivement à être transformés en ressource par les acteurs en situation d’interaction. De même, une telle approche démontre comment les usages plurilingues varient en fonction du système d’interdépendance significatif, selon que celui-ci fait référence à la situation d’interaction globale (interdépendance sociologique ou fonctionnelle) ou aux nécessités locales d’accomplissement des activités discursives (interdépendance praxéologique) et de légitimité symbolique (interdépendance symbolique). En définitive, la compréhension des enjeux interactionnels en termes d’interdépendance permet de développer une analyse attentive aux rapports de force réels tels qu’ils se vérifient effectivement sur le terrain. Les positions hiérarchiques de pouvoir institutionnel doivent à leur tout travailler à produire et confirmer leur dominance qui, en raison des différents niveaux d’interdépendance, est constamment contrainte par des positions subalternes. Positions subalternes qui, en dépit de leur position, ont une certaine marge de manœuvre et peuvent développer des formes de résistance. En définitive, le plurilinguisme semble fonctionner moins selon des compétences linguistiques ou d’appartenance linguistique que selon des rapports de rôle activés et formant une configuration d’interdépendances.

Si l’on considère les situations d’interaction plurilingue dans le contexte de l’accompagnement sportif d’une équipe nationale de football plurilingue, on constate que la position de l’entraîneur est assurée et maintenue par un travail linguistique important et incessant. En ce sens, les pratiques plurilingues et en particulier l’alternance de code apparaissent comme des ressources communicatives fondamentales à travers lesquelles l’entraîneur agit sur sa manière d’entrer en relation avec les joueurs, de s’adapter à eux et à leurs attentes. Le plurilinguisme contribue ainsi à sa reconnaissance en tant que coach et donc à sa légitimité. De ces observations, on s’aperçoit que le croisement des langues et des variétés linguistiques correspond également à un croisement de positions identitaires différentes, mises en scène dans une certaine situation, abandonnées dans une autre, etc. En ce sens, on estime que la raison d’un usage particulier des langues dans un contexte plurilingue ne dépend pas uniquement et nécessairement de l’origine ethnolinguistique de l’interlocuteur. Les frontières linguistiques sont malléables, mobiles et changent en fonction des individus et de la situation interactive dans laquelle ils se trouvent. La langue peut être mobilisée autrement qu’en tant que «simple» reflet de l’appartenance linguistique et/culturelle. En ce sens, l’identité ou, mieux, l’identification ethnolinguistique n’est pas forcément toujours saillante. L’appartenance linguistique semble momentanément se perdre ou s’oublier dans les multiples contraintes relationnelles et dans les interdépendances qui traversent les situations d’interaction en général et les interactions plurilingues en particulier.

 

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Note

1 Pour une comparaison détaillée entre Elias et Foucault à propos de leur conception relationnelle du pouvoir voir Spierenburg, 2004.
2 Cette distinction est purement heuristique. En réalité, ces niveaux s’imbriquent et s’interpénètrent les uns aux autres.
3 Les considérations exposées dans le présent article s’appliquent pendant la période limitée au cours de laquelle les observations ont été menées. Au cours de cette période, il a été constaté que le nombre de joueurs peut varier d’un camp d’entraînement à l’autre en fonction de la disponibilité des joueurs, souvent engagés avec leur équipe de ligue ou selon la convocation. Il est à noter que sur le nombre total de joueurs, 6-7 sont capables de s’exprimer couramment dans une autre langue seconde (italien, serbe, albanais).
4 Ici référence est faite à une étude (n° 4056-108674) menée par Stefano Losa et Sandro Cattacin concernant les usages de la langue dans différents contextes plurilingues suisses, financé par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique (FNS) et s’inscrivant dans le cadre du Programme National de Recherche sur les «Diversités et compétences linguistiques» (PNR 56). L’objectif de la recherche, qui a débuté en 2005 et qui s’est terminée en décembre 2008, était de repérer les formes de plurilinguisme vécu. Pour ce faire, une démarche d’observation ethnographique a été adoptée et menée dans différents terrains: des camps d’entraînement de l’équipe nationale suisse de football (jeunes espoirs), l’instruction militaire dans une école de recrue (en région italophone), des réunions de travail dans un office de l’administration fédérale suisse. Une partie des résultats présentés dans cette communication sont tirés de la synthèse de l’étude mentionnée: Losa S. et Cattacin S. (2008), Plurilinguisme vécu et identité: pratiques et stratégies d’utilisation de la langue dans des contextes plurilingues suisses (rapport final pour le Fonds national suisse de la recherche scientifique (PNR 56), Genève, Université de Genève. Par ailleurs, de par la nature exclusivement «masculine» du présent terrain, la question des rapports sociaux de sexe dans la communication plurilingue n’a explicitement pas été prise en compte.
5 Conventions de transcription: e:, e:: = allongements vocaliques de durée variable (.) = courte pause (1) = pause (environ 1 sec.) gras = allemand (ou suisse allemand) [gras] = traduction de l’allemand au français normale = français italique = italien [italique] = traduction de l’italien au français (action en italique) = actions non verbales (ton haut/bas) = niveau du ton vocal soulignement = parole ou segment accentué (?) = paroles incompréhensibles (…) = échanges pas pris en compte

DOI: 10.14605/EI1721907


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ISSN 2420-8175. Educazione interculturale.
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