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Conflitti e segnali di pace

L’ethique de la diversite et de l’alterite a l’epreuve du tragique - L’etica della diversità e dell’alterità messa alla prova dagli eventi tragici

Martine Pretceille

Professore emerito delle Università di Paris 8 e Paris III, Sorbonne Nouvelle, membro del Consiglio Accademico dell’Università Sorbonne Cité, è stato Professore associato alla New York University. Ha svolto numerose attività in qualità d’esperta nel settore interculturale per l’UNESCO, l’OCSE e il Consiglio dell’Europa. Le sue numerose pubblicazioni sull’educazione e sulla comunicazione interculturale rappresentano un importante punto di riferimento a livello internazionale.


Abstract

L’auteur se propose d’analyser les événements tragiques de Paris à la lueur du paradigme interculturel. Comment les valeurs qui soutiennent l’interculturalité notamment l’éthique de la diversité et de l’altérité peuvent-elles être sauvegardées dans une conjoncture aussi guerrière et opaque, dans un contexte politique et social aussi tendu? Comment ne pas sacrifier ses valeurs et son raisonnement face à des actions terroristes intolérables? En un mot, comment devant des actes de barbarie ne pas devenir barbares? Les différentes explications proposées par les spécialistes du radicalisme seront confrontées à une analyse interculturelle afin de ne pas sombrer dans une analyse culturaliste, réductionniste et donc dangereuse. Il convient de s’opposer à toute forme d’explication déterministe et unicausale. Mots clés: interculturalité, éthique de diversité, laïcité, humanisme de divers.



Le phénomène actuel de la radicalisation et de violence en lien avec les terribles attentats de Paris, s’inscrit dans ce contexte et c’est dans ce contexte qu’il faut l’analyser et essayer de comprendre, ce qui ne veut pas dire justifier. Notre époque est marquée autant par le retour des intégrismes, des nationalismes et des ethnismes que par une mondialisation et une internationalisation du quotidien. Il y a à la fois un regain d’identification à une ethnie, une culture, une religion, une bande… et une ouverture exponentielle sur le monde.

En quoi la démarche interculturelle permet-elle d’appréhender ces tragédies? Comment les valeurs qui soutiennent l’interculturalité notamment l’éthique de la diversité et de l’altérité, peuvent-elles être sauvegardées dans une conjoncture aussi guerrière et opaque, dans un contexte politique et social aussi tendu? Comment ne pas sacrifier ses valeurs et son raisonnement face à des actions terroristes intolérables? En un mot, comme devant des actes de barbarie ne pas devenir barbares? Le registre incantatoire ne suffit pas, il faut effectuer un véritable travail sur soi et rester accrocher à une analyse rigoureuse et raisonnée. En effet, la réflexion ne doit pas se laisser engluer dans le conjoncturel car l’aspect dramatique des événements filtre voire obscurcit l’analyse alors qu’il nous faut faire preuve de lucidité et de vigilance et indiquer les voies possibles de construction, d’engagement et de recomposition de l’action.

L’intégrisme ne se limite pas au sens religieux. Pour éviter toute polémique, je m’appuierai sur la définition de Jacques Le Goff: «L’intégrisme se fonde sur une mise en action de la littéralité des textes sacrés ou des traditions. Or, une des voies essentielles du progrès dans les diverses sociétés – et en particulier dans la société occidentale dont cela a été une des sources de succès –, c’est l’éloignement du sens littéral par des interprétations».[1]

La démarche interculturelle s’inscrit dans un paradigme marqué notamment par l’interactionnisme et la complexité. C’est ainsi, que même dans des situations d’urgence; de barbarie et de radicalisation, il convient d’éviter le retour de mécanismes d’analyse inappropriés et réducteurs. Cela signifie l’abandon du registre assertif basé une suite d’amalgames, de catégorisations et de préjugés.

Aucune explication, tentative d’explication ne peut être construite, à moins d’être réductrice, sur un seul élément, que celui-ci soit d’ordre culturel, psychologique, sociologique. Il convient de se méfier de toute simplification et schématisation, parfois séduisante sur le plan intellectuel, mais déformante par rapport à la complexité du réel. «L’être humain obéit à une pluralité de déterminismes, qui, du fait même de la multiplicité se servent mutuellement d’échappatoires, permettant ainsi cette négociation entre les exigences opposées, en laquelle s’affirme la liberté concrète».[2]        

 

Le danger des explications unicausales  

La démarche interculturelle rejoint la méthode complémentariste telle que l’a définie G. Devereux à savoir «la coexistence de plusieurs systèmes d’explications, dont chacune est presque exhaustive dans son propre cadre de référence, mais à peine partielle dans tout autre cadre de référence».[3] 

 

Le tout religieux

Le recours à la religion comme explication voire justification des comportements revient comme un leitmotiv et ce, selon un logique unicausale. Pour Marcel Gauchet, par exemple, l’origine de la violence des terroristes n’est pas sociale mais bien religieuse. «Le vrai fondamentalisme est un projet politique d'inspiration révolutionnaire. Le projet de remettre la religion au pouvoir dans la vie des sociétés, dans le cadre de l'islam, est aisément symbolisé par le retour de la charia, loi embrassant tous les aspects de la vie collective».[4] 

Le tout religieux relève d’une dérive culturaliste par l’accentuation systématique et exclusive d’une des dimensions culturelles, ici la religion. Cette explication induit voire justifie des positions de repli, de rejet voire d’agression. Olivier Roy s’oppose à cette lignée interprétation qui «met en avant la récurrente et lancinante guerre des civilisations: la révolte de jeunes musulmans montre à quel point l’islam ne peut s’intégrer, du moins tant qu’une réforme théologique n’aura pas radié du Coran l’appel au djihad».[5] Ce n’est pas un hasard, si on voit réapparaître de manière insistante un appel aux racines judéo-chrétiennes de la France. La question n’est pas de nier la justesse de cette affirmation mais d’oublier les autres sources comme les sources gréco-latines notamment. Olivier Roy considère, au contraire, que «Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste». Pour lui, «Il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation de la radicalité». Position que rejoint le Préfet Pierre N’Gahane pour qui «le phénomène de radicalisation n'a rien à voir avec la religion, il ne s'agit pas de conversions à l'islam, mais au radicalisme, même pour les musulmans».[6] 

Par ailleurs, cette focalisation sur la religion est d’autant plus contestable que la plupart des recrues de l’islam radical connaissent peu voire méconnaissent l’islam. Les extrémistes adhèrent à des interprétations biaisées, partielles et partiales de l’islam. En ce sens la religion fait l’objet de manipulations notamment à des fins qui peuvent politiques. Le fait que l’on retrouve de nombreux convertis de la dernière heure démontre que la religion musulmane n’est pas le moteur de l’action. En outre, selon les informations[7] que s'est procurées 40 % des radicalisés signalés concernent des convertis «plus les individus sont jeunes, plus la proportion de femmes et de convertis augmente».

Certes, il n’est pas question de nier la dimension religieuse, ou plus exactement la référence à la religion, encore faudrait-il interroger, selon la démarche interculturelle, cette dimension. L’expression religieuse, comme toute référence culturelle, est actualisée par les individus dans un temps et un lieu marqués par l’histoire, le politique, le psychologique, l’économique. En ce sens, elle n’est pas le reflet de la réalité mais témoigne d’une situation plus globale.

 

L’approche sociétale et post coloniale

Les partisans des études postcoloniales depuis les années 80 voient «dans la "situation coloniale" et dans sa reproduction l'origine et la cause des rapports sociaux contemporains, qu'ils soient de classe, de genre ou d'appartenance communautaire, tant dans les anciennes colonies que dans les anciennes métropoles».[8]

C’est dans cette mouvance que sont analysés les événements dramatiques de Paris. On évoque une souffrance postcoloniale, la cause palestinienne, les interventions au Maghreb et au Moyen-Orient, ainsi que toutes les formes de racisme, de domination et discrimination. Certes, il convient de ne pas nier les engagements de la diplomatie occidentale en Syrie comme au Proche-Orient mais on ne peut réduire le djihadisme à cette seule explication.

Ainsi, par exemple, le Parti des indigènes de la République (PIR) déclare vouloir «lutter contre toutes les formes de domination impériale, coloniale et sioniste qui fondent la suprématie blanche à l’échelle internationale»[9] et considère que tous les appels aux valeurs de la République et à la laïcité ne sont des moyens de cacher le post-colonialisme. Dès lors, on assiste à une racialisation du débat politique tout aussi imputable à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite. Le racisme n’est pas que l’apanage des anciens pays colonisateurs. On retrouve cette gangrène dans tous les pays, dans tous les temps et dans tous les lieux et il convient de le débusquer sous ses différentes formes.

«En rabattant l'ensemble des problèmes sociaux affectant la France – entre autres – sur la thématique de la traite esclavagiste et de la colonisation, on s'interdit d'examiner des formes de racisme sans rapport avec elle, notamment l'antisémitisme. Reconnaître les différentes formes de racisme et les placer sur un pied d'égalité paraît à J.L. Amselle, être la nouvelle forme d'universalisme à promouvoir de façon à ne pas succomber à la funeste problématique de la concurrence des victimes».[10] L’essentialisation et la catégorisation a priori sont des ingrédients actifs de toutes les formes de racisme et donc de distanciation entre les groupes et les individus, distanciation propice à toute forme de violence et de rejet réciproque. Tous les jeunes en difficultés voire même marginalisés ne sont pas des djihadistes potentiels.

Or, «La France contemporaine n'est pas la reproduction de la colonisation. Dans de nombreux domaines, il y a égalité des droits; il n'y a pas de code de l'indigénat ou d'apartheid légal qui interdirait d'accéder à certains services publics, emplois ou logements. Il y a des discriminations, il faut les combattre, mais il faut faire la part des choses».[11] Certes, la crise économique avec ses incidences sur le chômage pèse lourdement sur les individus et sur les jeunes. D’où la recherche d’une explication dans des causes qui sont extérieurs pour comprendre la radicalisation islamiste. Dans cette logique, on renvoie à une intégration sociale en panne, à des discriminations à l’embauche. Les banlieues sont assimilées à des réservoirs djihadistes. Remarquons que le terme banlieue désigne systématiquement les banlieues pauvres alors que par définition elles ne désignent qu’une zone géographique. Cela correspond à une forme de stigmatisation qui ne peux qu’être préjudiciable à la communication entre les groupes et les individus.

Les statistiques ne pointent bien souvent que les ratés de l’insertion, on attend en vain le pointage des réussites. En effet, il n’est pas démontré que, par exemple, que les jeunes issus de l'immigration maghrébine ne sont pas, dans leur grande majorité, moins bien insérés dans la société française que les jeunes issus des milieux populaires autochtones. Il en est de même pour le lien entre immigration et insécurité selon une étude menée par XXXXX. Les préjugés affleurent en permanence et nourrissent la tentation sécuritaire.

L’intégration suppose une orientation fixée sur une volonté commune des acteurs sociaux et sur la reconnaissance de normes et de valeurs communes. La question subsidiaire est donc de savoir ce que devient cet accord dans une société plurielle. Faute d’oser poser la question, le silence et la vacuité profitent à toutes les formes d’extrémisme. La reconnaissance des la diversité n’implique pas un éclatement du consensus social. Les sirènes du communautarisme, des ethnismes et des enfermements religieux et dogmatiques risquent de déboucher sur une conception mosaïque de la société et donc vers une pluralisation au sens d’une différenciation par atomisation et non par ouverture à l’altérité et à la diversité.

Approche psychosociale du radicalisme

La frustration sociale, parfois la fragilité psychique, le sentiment de dépossession de son identité. Toutes les études et analyses convergent pour dire que quels que soient les profils, social, culturel, religieux, des personnes incriminées, elles ont toutes en commune une absence de repères et une situation de rupture voire de rébellion par rapport à leur environnement familial et social.

Les adolescent(e)s et jeunes adultes qui sombrent ou ont sombré dans l’islamisme radical ont en commune une crise identitaire profonde liée à une situation d’échec et une recherche d’idéal, d’utopie. Selon le Préfet Pierre N’Gahane «ils auraient pu s'accrocher à n'importe quelle branche: une secte, le suicide, l'armée ou la drogue. La force du discours djihadiste est qu'il donne réponse à tout. Il s'agit d'un kit de solutions».[12] En ce sens, l'islam radical fournit une prothèse identitaire. Cette grille de lecture centrée sur la vulnérabilité est confortée par le fait qu’on a à faire à des adolescents ou adolescentes dont on connaît à travers les temps et les lieux, la complexité du processus de construction identitaire. Certains analystes évoquent même une révolte générationnelle qui a trouvé prétexte dans la radicalisation islamique qui n’est en ce sens qu’un exutoire circonstanciel. Certes, tous les jeunes en souffrance ne tombent pas dans le piège de l’extrémisme mais cela n’est pas, en soi, un phénomène nouveau. Le djihadisme ne serait qu’une forme moderne de réaction à des conditions de vie caractérisées par le déracinement, le malaise, le mal-être et une recherche de sens et donc une désespérance potentiellement source de violence. Le contenu religieux de cette radicalisation ne serait que la réplique d’autres formes de radication dans le passé comme le terrorisme anarchiste de la fin du 19ème siècle, l’ultra-gauchisme des années 70, l’extrémisme de droite comme la tuerie en Norvège en 2011, ou encore plus proche les mouvements pro-nazis.

Si l’on ajoute à ces caractéristiques, l’accélération des processus de mutation, le caractère systématique de l’urgence, de l’instantané, de l’éphémère, ainsi que la surcharge événementielle, on comprend facilement pourquoi la modernité suscite angoisse et donc la recherche de solutions de repli. Le repli identitaire donne, en effet, l’illusion d’un sentiment de sécurité (en ce sens, comprendre ne signifie aucunement justifier ou accepter).

On notera parallèlement que se développent des formes de renoncement à la responsabilité et à l’autonomie sous forme de non responsabilité de son destin et la prolifération de discours victimaires.

L’explication culpabiliste et l’envers du miroir du discours systématique du discours de victimisation. Que ce soit par rapport aux attentats du 11 septembre 2001, à celui de Charlie Hebdo ou même ceux du 13 novembre 2015, des personnes ont considérait que c’était justifié par la politique américaine, par l’exagération des caricaturistes, par la non décence des femmes allemandes (ex des atteintes à la pudeur lors de la soirée de Cologne en Allemagne et dans d’autres villes européenne).

 

Apports de la demarche interculturelle 

Paradigme épistémologique et méthodologique

La somme des ces différentes analyses qui ne prétendent aucune à l’exhaustivité renvoie à la nécessité de s’appuyer sur la démarche interculturelle structurée à partir des principes suivants:

  • prise en compte la dimension culturelle des problèmes et des situations, non comme un épiphénomène, encore moins comme une variable unique et centrale;
  • rupture avec le point de vue objectiviste et structuraliste et focalisation sur la production de la culture par le sujet lui-même, aux stratégies que celui-ci développe sans pour autant postuler qu’il en a toujours conscience. En effet, le comportement culturel, ou religieux, ne signifie rien a priori. Il faut donc se méfier de la compréhension immédiate et spontanée en attribuant à la culture (ou ici à la religion) une valeur systématique d’explication;
  • enracinement dans la lignée d’analyse interactionniste, c’est-à-dire que c’est l’altérité qui précède la relation et non l’inverse ce qui revient à analyser les représentations que les acteurs se donnent d’eux-mêmes et veulent donner à autrui par un processus de mise en scène et de manipulation, conscient ou non. En conséquence, toute relation conflictuelle ne peut être justifiée par l’appartenance à une culture ou une religion ce qui invalide l’approche culturaliste. C’est à partir d’un contexte relationnel et non à partir d’une logique de catégorisation qu’il convient d’essayer de comprendre les problèmes même s’ils sont dramatiques;
  • recherche d’un équilibre entre la totale singularité d’autrui et son inscription dans une totale universalité en tant qu’humain. Tout sujet est à la fois universel et singulier. Les particularismes ne doivent pas faire perdre de vue l’universalité (à ne pas confondre avec l’universalisme qui n’est qu’une forme de généralisation d’un cas particulier au plus grand nombre). Toute perspective particulariste non assortie d’une perspective d’universalité conduit inexorablement à l’exclusion à l’impasse et au rejet;
  • intégration des variables situationnelles comme l’histoire, l’économique, le politique, les conflits, les rapports de pouvoir et domination. Il est évident que notre manière de voir et d’interpréter l’islam est, de nos jours affectés fortement par les tragédies successives. Ainsi, avant d’interpréter une mésentente, un conflit comme étant d’origine culturelle, il convient de s’arrêter sur le contexte, sur les circonstances et ne pas focaliser sur la variable culturelle sous prétexte que les acteurs en présence appartiennent à des cultures différentes.

 

Ainsi, on peut considérer que le phénomène de radicalisation religieuse autour de l’islam fonctionne comme une caisse de résonance de différents problèmes difficiles comme les questions de discrimination, de normes sociétales communes dans une société plurielle, la place de l’islam dans une société judéo-chrétienne, les inégalités économiques et sociales, sans compter les aléas personnels et psychologiques de chacun. Ces problèmes existaient avant le phénomène de radicalisation, ils existeront après. C’est la convergence des problèmes à un instant "t" qui fait l’événement historique. Il convient donc d’analyser d’abord les phénomènes pour les constater puis d’embrasser l’ensemble pour les comprendre.

 

Le pari d’un humanisme du divers et d’une éthique de l’altérité et de la diversité

La question de la diversité culturelle induit celle de la rencontre et de l’expérience de l’altérité et une re-connaissance de l’Autre en tant qu'Autre, sujet singulier mais aussi universel. E. Lévinas fait reposer l’éthique sur l’expérience de l’altérité car «le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non comment l’assumer, que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui». La connaissance d’autrui, à partir de ses supposées caractéristiques culturelles, psychologiques, sociologiques qui ne sont que des attributions, des catégories voire des artefacts peut, au contraire, constituer des filtres qui sont autant d’obstacles à la rencontre et à la compréhension d’autrui.

Toutefois, la vulgarisation sociologique du relativisme culturel a accentué le phénomène: toutes les normes, toutes les morales étant posées comme équivalentes par leur simple attribut de culturelles, l’individu se trouve confronté, non pas à une absence mais à un nivellement des valeurs qui le met dans l’incapacité de choisir et donc d’agir. L’acceptation de toutes les morales et l’abandon de toute visée éthique qui transcende les particularités conduit à un nivellement des comportements et à une permissivité illimitée. Poussé à l’extrême, le relativisme systématique peut conduire à une acceptation passive des formes culturelles les plus aberrantes, même celles qui sont incompatibles avec ses propres engagements et convictions en référence notamment aux Droits de l’homme.

Dès lors, se pose la question de savoir comment concilier les traditions, les coutumes. En effet, nul ne peut plus nier les dissonances voire les discordances entre les modèles en présence. Comment respecter les demandes des groupes religieux et culturels sans porter préjudice à l'éthique commune? Comment et jusqu'à quel point peut-on concilier les traditions, les coutumes, les morales?

 

Quelles perspectives? Plaidoyer pour un humanisme du divers

Dire que l’on ne traitera que la question de l’éthique car c’est notre sujet.

En cette période troublée et inquiétante, susceptible d’être le terreau de toutes les formes de repli et de rejet, de renforcer le racisme et l’antisémitisme, en cette période du retour des dogmatismes, des relativismes bon marché des systèmes fermés et totalitaires, il convient d’indiquer les voies de construction, d’engagement et de recomposition de l’action.

L’enjeu est triple:

  • instaurer des valeurs démocratiques dans une société de plus en plus hétérogènes ainsi que des références communes;
  • penser le lien civique en fonction de cette pluralité d’allégeances et non plus sur le mode, ni de l’unicité ni de la mosaïque;
  • s’interroger sur les rapports entre groupes et individus: la primauté doit-elle être accordée à l’individu ou au contraire au groupe d’appartenance que celui-ci soit un groupe social, familial, culturel ou religieux?

 

La laïcité au carrefour de l’éthique et du divers

La laïcité représente une opportunité réelle de recadrage et d’évolution, de remise en perspective d’un certain nombre de principes et de comportements. On assiste non seulement à l’émergence de nouvelles religions mais les attitudes par rapport à la religion changent car celle-ci est de plus en plus perçue dans sa dimension culturelle et pas seulement spirituelle. Dans le même temps, le retour du religieux s’énonce sur le mode revendicatif, identitaire et agressif, ainsi que sur le mode passéiste.

Les morales traditionnelles ont été élaborées sur des bases cosmiques et religieuses. En conséquence, une évolution sociale vers le communautarisme et un pluralisme non assortis d’une éthique transcendante qui pourrait être structurée à partir de la valeur de la laïcité risque de voir les conflits se multiplier. Plus que jamais le besoin de développer une philosophie éthique objectivée et rationnelle se fait sentir.

La laïcité est une des formes de traduction, hors du sacré, de la notion d’éthique. Il s’agit de la laïcité en tant que principe et non pas en tant qu’idéologie. Elle permet de transcender les particularismes, de permettre leur expression sans pour autant perdre le principe d’un vouloir-vivre-ensemble. En France, la laïcité est une laïcité de référence et non une laïcité de position ou d’idéologie. En ce sens, la laïcité est une question qui relève du politique et non du religieux car elle est ce qui est commun à tous et transcende les différences. Elle n’est pas liée à la nature des religions car elle dépend de l’Etat.

Elle est ce qui a rendu possible la coexistence des religions, pour lesquelles elle a été élaborée et revendiquée. Par définition, toutes les religions sont opposées à la laïcité, elles ont toutes revendiqué (ou revendiquent encore pour certaines d’entre elles) leur place dans la gestion de l’espace public et collectif. Historiquement en France, la laïcité s’est construite dans le conflit (par rapport à la domination de la religion catholique sur la société civile), si c’est encore dans le conflit qu’elle a besoin d’être réaffirmée et consolidée, cela n’altère en rien la force du principe.

La laïcité-neutralité de l’Etat est souvent confondue avec la laïcité-séparation de l’église et de l’Etat (loi 1905). Or, c’est la séparation de l’église et de l’Etat qui est une condition nécessaire à la laïcité. La laïcité ne s’oppose pas à la liberté de conscience, au contraire, elle en est le garant en s’appuyant notamment sur la distinction entre l’espace public et l’espace privé. C’est d’ailleurs le brouillage entre ces deux espaces qui rend aujourd’hui, plus difficile le débat sur la laïcité.

La liberté religieuse tend à vouloir supplanter la laïcité de l’Etat (cf. droit international et européen). On oublie souvent que la liberté religieuse n’implique aucunement l’égalité de traitement entre les religions et qu’elle n’élimine pas les conflits, les massacres et les violences, bien au contraire (cf. les nombreuses guerres de religion dans le passé et dans une actualité brûlante et dramatique). Il est peut être nécessaire de rappeler, à ce titre, qu’en France, c’est la laïcité qui a mis fin aux conflits religieux et qui a donc instauré une paix sociale. La laïcité n’a jamais nié les religions, au contraire, elle les a reconnues en leur attribuant une place susceptible d’assurer l’expression de toutes.

Par ailleurs, la confusion entre culte et religion obscurcit le débat. Les religions relèvent de la croyance individuelle et privée, alors que les cultes sont l’expression dans la société civile de choix personnels. L’Etat doit, à ce titre, s’occuper des cultes afin de garantir justement la liberté religieuse, dans le strict respect des valeurs communes démocratiquement définies et cadrées notamment par les Droits de l’homme.

En tant que principe, la laïcité s’oppose à toutes les formes de dogmatisme et d’intégrisme, que ceux-ci soient d’origine religieuse, politique ou idéologique. La laïcité repose nécessairement sur une démarche distanciée, critique et raisonnée et s’oppose à toutes les formes de manipulations mentales y compris les manipulations culturelles et politiques. Comme la démocratie, la laïcité est une notion dynamique qui nécessite d’être redécouverte, réinterrogée afin de faire l’objet d’un nouveau consensus, base d’un vouloir-vivre-ensemble sur des valeurs communes.

C’est pourquoi, il devient urgent de considérer que la laïcité doit faire l’objet d’un débat, d’une re-affirmation car les interlocuteurs sont plus nombreux (référence à la reconnaissance de la religion musulmane mais aussi des autres religions orientales qui se développent aussi rapidement en France). L’entente entre les partenaires ne peut se faire que dans le cadre d’une discussion démocratiquement conduite.

A ce titre, Mohamed Bajrafil[13] dans son ouvrage, Islam de France, l'an I affirme que l’islam doit s’engager dans une réforme afin d’entrer dans le XXIème siècle et que la laïcité n'impose pas de renoncement aux musulmans, mais permet au contraire un retour à l'essence de-la-foi.

La laïcité participe incontestablement à cette reformulation du sens d’autant qu’elle est une des formes possibles, sinon la seule, à pouvoir associer les notions de pluralité et de diversité avec celle d’identité collective. La réflexion sur la laïcité aboutit à un questionnement sur l’identité et l’activité de la communauté.

 

Nécessité d’objectiver les valeurs et les normes communes

 

La vulgarisation sociologique du relativisme culturel a accentué cette impression d’anomie des valeurs d’autant que les normes qui structuraient notre société ne font plus l’objet d’un consensus sans pour autant être invalidées réellement. Il y a absence d’adhésion d’une part mais aussi absence de dénonciation et surtout absence de système de remplacement.

Ce n’est pas de l’absence de normes dont souffre notre société mais plutôt de leur prolifération qui s’accompagne d’une anomie généralisée, c’est-à-dire d’une désintégration par déréglementation. Le pluralisme des normes et des morales est une résultante du pluralisme avec son lot d’antagonismes parfois irréductibles. L’éclosion des individualismes et des replis sur soi ou sur le groupe conforte le processus de différenciation maximum. Chaque sous-groupe, chaque sous-système produit une sub-culture avec ses propres normes et références. Ceci ne peut conduire à qu’à la multiplication des conflits du fait des contradictions entre les systèmes.

La logique additive des différences ne permet pas d’assurer une cohérence globale mais uniquement des cohérences partielles et localisées. De même, le relativisme culturel ne peut fonder une éthique car ce qui est contingent ne peut être au fondement d’une universalité qui suppose analyse et réflexion, contrairement aux différences qui relèvent d’un simple constat.

Par ailleurs, il est faux de dire que «les valeurs associées depuis l’époque des Lumières à la République soient vides. Justice, égalité, fraternité, vérité, raison sont des idéaux substantiels qui portent tout autant de sens et de transcendance que ceux censés leur servir de substitut spirituel». Dans un livre prophétique écrit au temps des capitulations munichoises et paru en 1941, La grande épreuve des démocraties, Julien Benda disait: «Dans l’ordre spirituel, la caractéristique de la démocratie est de tenir pour souveraines certaines valeurs absolues, c’est-à-dire conçues comme indépendantes de toute condition de temps ou de lieu et supérieures à tout intérêt, individuel ou collectif; valeurs dont les types principaux sont la justice, la vérité, la raison».[14] 

Une évolution sociale vers le communautarisme et un pluralisme non assortis d’une éthique transcendante risque de voir les conflits se multiplier. Plus que jamais le besoin de développer une philosophie éthique objectivée et rationnelle se fait sentir, il ne peut y avoir de cohésion sociale sans cohérence qui se situe au niveau de valeurs partagées.

En effet, les individus ont besoin de références, de systèmes de représentations, de valeurs, de mythes. Aucun groupe, aucun système, aucune structure ne peut se passer de références qu’il ne faut pas confondre avec un listing d’obligations morales et normatives. La confusion entre les deux registres contribuent grandement à la disqualification des règles perçues uniquement sur le mode aléatoire, arbitraire et donc comme une forme de coercition.

La solution ne consiste pas à légiférer davantage, à poser de plus en plus de barrières, de codes, de règlements, d’impératifs. Certes, le droit est la règle du jeu social mais l’effet pervers serait de réduire cette règle au droit et en termes d’obligation. La responsabilité de l’individu ne relève pas de l’ordre du pénal ou du juridique mais d’une éthique. La démarche éthique est une démarche critique et non pas une démarche de prescription. Les valeurs et leur traduction dans des morales ne s’imposent pas, elles se partagent et s’élaborent en commun.

La solution con Tiercelin Cl. sisterait donc à renouveler l’accord sur la validité des références et des valeurs communes afin de ne pas sombrer dans une communautarisation qui ne règle pas les problèmes. «Que ces valeurs soient absolues ne signifie pas qu’on doive ignorer leur inscription dans les réalités du lieu et du moment, mais simplement qu’elles ne sont pas négociables, même quand la réalité ne leur est pas conforme: il y a de la justice et de la vérité en deçà des Pyrénées et au-delà».[15]

Ce ne sont pas les actes qui fondent la morale, mais au contraire, l’accord moral qui fonde la validité des actes.

La conclusion est un appel:

  • au débat démocratique pour fonder ou refonder les bases d’un vouloir-vivre-ensemble dans lequel il ne peut y avoir ni solidarité, ni groupe;
  • à la construction d’ un humanisme du divers qui permette de prendre en compte la diversité sans sombrer dans le différencialisme, afin que les savoirs et les valeurs ne soient pas dissociés mais intégrés dans un projet global sans être totalitaire, démocratiquement partagé, adossés à une éthique de l’altérité et de la diversité.

 

 

AUTORE PER CORRISPONDENZA

 

Martine Pretceille

E-mail: martine.pretceille@laposte.net

 

 

Bibliographie

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Bayart J.F. (2010), Les études postcoloniales, un carnaval académique, Paris, Karthala.

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[1]J. Le Goff, «Le Monde», 4 février 1992.

[2] G. Gusdorf, Introduction aux sciences humaines, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 489.

[3] G. Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1977.

[4] M. Gauchet, Le fondamentalisme islamique est le signe paradoxal de la sortie du religieux, «Le Monde», 21 novembre 2015, http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/21/marcel-gauchet-le-fondamentalisme-islamique-est-le-signe-paradoxal-de-la-sortie-du-religieux_4814947_3232.html.

[5] O. Roy, Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste, «Le Monde», 21 novembre 2015.

[6] Prefet P.N. Gahane cité par S. Seelow, Les nouveaux chiffres de la radicalisation, «Le Monde», 26 mars 2015, http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/03/26/les-nouveaux-chiffres-de-la-radicalisation_4602011_1653578.html.

[7] S. Seelow, Les nouveaux chiffres de la radicalisation, «Le Monde», 26 mars 2015, http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/03/26/les-nouveaux-chiffres-de-la-radicalisation_4602011_1653578.html.

[8] J.F. Bayart, Les études postcoloniales, un carnaval académique, Paris, Karthala, 2010, p. 8.

[9] PIR – Parti des indigènes de la République, http://indigenes-republique.fr/ (ultimo accesso: 12/05/16).

[10] J.L. Amselle, Combattons la racialisation du discours politique, «Le Monde», 7 may 2015, http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/05/07/combattons-la-racialisation-du-discours-politique_4629478_3232.html.

[11] P. Weil interrogé par N. Truong, La République est-elle menacée?, «Le Monde», 9 octobre 2015, http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/10/09/la-republique-est-elle-menacee_4786335_3232.html.

[12] Prefet P. N’Gahane cité par S. Seelow , Les nouveaux chiffres de la radicalisation, «Le Monde», 26 mars 2015, http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/03/26/les-nouveaux-chiffres-de-la-radicalisation_4602011_1653578.html.

[13] M. Bajrafi cité par C. Chambraud, La laïcité une chance pour l’islam, «Le Monde», 9 novembre 2015, http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/09/la-laicite-une-chance-pour-l-islam_4805706_3232.html.

[14] J. Benda, La grande épreuve des démocraties, New York, Sagittaire, 1941.

[15] P. Engel et CI. Tiercelin, Non, les valeurs de la démocratie ne sont pas mortes!, «Le Monde», 21 novembre 2015, http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/21/non-les-valeurs-de-la-democratie-ne-sont-pas-vides_4814961_3232.html.

 



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